Il est parti de rien et est devenu Pierre Cardin. Après 75 ans de carrière et la construction d’un empire bâti sur son seul nom, le couturier businessman, décédé à 98 ans le 29 décembre dernier, le disait lui-même : « Mon plus grand succès, c’est moi-même ». Ce qui n’est pas rien.
Lorsqu’en 2011, il avait tenté de céder sa marque, il en demandait un milliard d’€. Selon les estimations, elle pesait moitié moins en 2020. L’inventeur des robes trapèze à hublot et des costumes noirs à col Mao n’a pas trouvé d’acquéreur. Si l’on excepte Giorgio Armani, qui a créé une fondation pour la gestion du groupe qu’il a construit, Pierre Cardin est donc resté le seul couturier indépendant à la tête d’un empire de mode, d’art et immobilier. La question de sa succession n’a pas encore été soulevée. De son vivant déjà, plusieurs créateurs avaient déclaré caresser le rêve de reprendre la direction artistique d’une marque qu’ils estimaient encore très inspirante.
Palais Bulles
Cela ne s’est jamais fait. Le très prolixe homme des collaborations a préféré présenter jusqu’au bout sa propre vision de la mode. De grands défilés événements, comme en 2008 dans son Palais Bulles de Théoule-sur-Mer, en 2016, au sein de l’Académie des beaux-arts ou encore en 2018 sur la Grande Muraille de Chine, servaient néanmoins, le plus souvent, de rétroviseurs ou de rétrospectives à son « futurisme ». Par ce mot, qui définit son style et qui restera pour la postérité, il faut comprendre une « façon d’imaginer le futur et la mode de demain à partir des années 60 ». Elle n’a que peu évolué depuis les premières robes bulles, tubes courts optiques et fortement colorés. Ce qui n’a pas empêché la marque de maintenir un haut capital sympathie et de prospérer.
« Le vêtement que je préfère est celui que j'invente pour une vie qui n'existe pas encore, le monde de demain », avait un jour déclaré Pierre Cardin. Matières innovantes et décalées pour de l’habillement ont été utilisées à contre-emploi, comme le plastique et le bakélite, parfois en dépit d’une notion qui commençait à faire jour - le confort - grâce à lui et quelques-uns de ses amis ayant inventé le prêt-à-porter. Les couleurs pop et les découpes géométriques, graphiques, comme venues de l’espace, font aussi partie de sa grammaire. Ils sont accolés à jamais à son nom et à une mode qui restera comme le symbole de l’esthétique futuriste (et un brin surannée) des années 70.
Démultiplié
Visionnaire, il l’a été en sentant que le phénomène de marque, la façon de la présenter, d’en parler et de la vendre, supplanterait celui de la mode et même du style. Dès 1959, quand il a créé la sienne, le fils d’immigré italien, né en 1922 près de Venise et arrivé en France à l’âge de deux ans, a voulu habiller la rue avec un label qui serait le miroir de ses propres envies et visions. Il l’a emmenée aux quatre coins du monde, en particulier en Asie, dont il a été le premier à en déceler le potentiel. Il l’a aussi démultiplié dans de nombreux domaines d’activités. Pour assouvir son but ultime (voir le plus grand nombre porter ses créations), il n’a pas hésité à décliner son patronyme sur toutes sortes d’objets. Issu d’une famille très modeste et élevé dans les faubourgs, il est devenu milliardaire en déployant à grande échelle des licences. Surtout, il a imaginé avant tout le monde, et plus qu’aucun créateur, un univers lifestyle global sans limites…
Son nom s’est étalé partout, des étiquettes dans le cou ou dans le creux des reins de ses clientes, puis des clients de mode aux comédies musicales en passant par des eaux minérales, des porcelaines ou encore des briquets, des stylos, des lampes, des valises et même… des abattants de WC ! L’un des licenciés actuels a naturellement proposé des masques anti-covid en tissu monogrammé du fameux « PC » imbriqué. A son apogée, la griffe Pierre Cardin avait été accordée à 900 licenciés, contre 300 environ au dernier recensement. A cause de son éclectisme et de la dilution de son image, le créateur avait été quelque peu mis au ban de la famille de la mode en France. Premier créateur à avoir diffusé sans complexe du prêt-à-porter dès 1958, il avait même été exclu temporairement de ce qui était à l’époque La chambre syndicale de la Haute Couture. La Fédération de la Haute Couture et de la Mode lui rend aujourd’hui hommage, saluant « son esprit avant-gardiste devenu sa signature au gré des transformations d’une industrie en plein renouvellement, jusqu’à en faire une marque reconnue dans le monde entier».
Isabelle Manzoni
Article du 4 janvier 2021