Samedi 17 octobre, minuit. Le couvre-feu qui s’étend de 21h à 6h du matin, a démarré dans huit grandes villes (Lille, Rouen, Lyon, Marseille, Toulouse, etc) ainsi que sur l’ensemble de la région Ile-de-France. Sur le plan économique, cette mesure sanitaire censée freiner la propagation du coronavirus, fragilise, en premier lieu, les secteurs de la restauration, du spectacle, de l’événementiel et autres métiers liés aux sorties tardives, voire nocturnes. L’habillement paraît pour une fois échapper aux conséquences. En partie seulement. Dans les zones touristiques internationales où les commerces peuvent ouvrir jusqu’à minuit, comme dans les centres commerciaux régionaux dont les horaires vont jusqu’à 20h30-21h, plusieurs distributeurs de mode sont pourtant concernés.
Pourtant, sitôt l’annonce faite, les quatre semaines de couvre-feu (si le délai n’est pas allongé) n’ont pas généré d’inquiétude particulière ou de lever de bouclier. «Nous vivrions mieux sans, mais ce n’est pas notre souci principal», résume Gontran Thüring, le délégué général du Conseil national des centres commerciaux (Cncc). Quelques jours après son entrée en vigueur, il n’avait eu aucun retour du terrain sur ce sujet. La question la plus préoccupante étant celle de la jauge de fréquentation qui peut s’étendre à l’ensemble du territoire, mais reste soumise à décision préfectorale. Ce qui soulage les responsables de centres commerciaux. Damien Defforey, le directeur général de C&A France, adopte une attitude similaire. Concerné pour quelques points de vente seulement, il joue le jeu. «Nous sommes une entreprise légaliste, nous nous adaptons en fermant plus tôt par endroit, en faisant en sorte, par les horaires ou l’attestation dérogatoire, que nos collaborateurs puissent rentrer chez eux sans souci, même s’ils ont une heure et demi de trajet après la fermeture.» Surtout, les raisons de se soucier sont ailleurs. « A Paris par exemple, le plus préoccupant est que la politique menée par la Ville, en matière de trafic automobile, réduit la possibilité pour les banlieusards de venir dans la capitale. Ce qui réduit l’attractivité de la ville pour une manne de consommateurs ». S’y ajoute la chute du tourisme international. Pour lui, ce sont ces éléments, bien plus largement que le couvre-feu, qui grèvent l’activité de ces magasins, en particulier, et de tout le commerce en général.
Créneau faible
Pour la majorité des distributeurs d’habillement interrogés, cette heure rognée sur la journée n’est en effet pas la plus active et ne les prive pas d’un moment d’achat essentiel. Chez Celio, le vice-président David Teboul nuance : l’ouverture tardive des centres commerciaux dans lesquels l’enseigne masculine possède plusieurs magasins était surtout porteuse le samedi soir. Beaucoup moins pour les autres jours (et soirs) de la semaine. « Surtout en ce moment où entre le télétravail et la volonté de rentrer chez soi, les gens flânaient moins. » Quand les centres ne sont pas « désertés », surtout s’ils se situent près de quartier d’affaire comme la Défense à Paris. Il attend cependant samedi prochain pour mesurer pleinement l’impact de cette fermeture anticipée, même s’il ne s’attend pas à un creux colossal dans le chiffre d’affaires. « Qui sait ? On peut même assister à une montée en puissance les heures précédentes. Les clients auront peut-être envie de profiter de la fin d’après-midi avant de devoir s’enfermer chez eux ». Ceux qui ont développé un site marchand espèrent aussi qu’il compensera le shopping physique. A ceci près que le second canal ne comble jamais les pertes du premier.
La goutte de trop ?
Jérémie Herscovic, le fondateur de la plateforme omnicanale SoCloz, est de cet avis et se montre un peu moins optimiste que certains dirigeants. « Chaque fois que l’on réduit les horaires d’un commerce physique, quel que soit cet horaire, c’est forcément une perte. On crée un report de vente vers le circuit e.commerce ou un autre jour, au risque d’oublier ou de reporter l’achat sine die. Quoiqu’il arrive, c’est du chiffre d’affaires qui n’entre pas à l’instant T dans la trésorerie de l’enseigne. » Si lui aussi se donne une ou deux semaines pour mesurer clairement l’impact de cette décision sur ces clients, parmi lesquels de nombreux acteurs de la mode, il a observé depuis l’entrée en vigueur du couvre-feu que «l’activité omnicanale n’a pas le même visage». «Entre 18h et minuit, avant nous recensions en moyenne 40% des achats web. Désormais ce taux est plus fort. Les consommateurs qui achetaient en journée pour retirer en magasin le soir avant de rentrer chez eux, ne le font plus.» Ils préfèrent commander puis se faire livrer, par exemple, ce qui enlève du trafic en boutique.
Parce qu’il ne concerne qu’une partie du territoire, qu’il touche un créneau horaire loin d’être le plus intense, le couvre-feu apparaît pour beaucoup anecdotique, voire sans conséquence majeure pour l’habillement. C’est l’impression qui domine, à chaud, du moins. Pour les détaillants, il oblige surtout les ressources humaines à revoir le planning des équipes, à avancer les horaires pour permettre aux salariés de rentrer chez eux, préparer les circulaires dérogatoires si besoin. Pourtant, au vu de la situation du secteur, certains comme Jérémie Herscovic craignent que « ce ne soit qu’une goutte d’eau, certes, mais la goutte qui va peser et faire encore basculer plusieurs enseignes de prêt-à-porter » … surtout si le dispositif devait être étendu à d’autres villes ou prolongé dans le temps. A moins qu’il ne soit que prémices à une autre mesure, plus forte celle-là, celle de reconfinements locaux. Une hypothèse plausible aux yeux de Thibaut Demange, le directeur général France de Bestseller. «Dans ce cas, il y aura des conséquences autrement plus importantes et graves pour la filière».
Stéphanie Athané
Article du 20 octobre 2020