Q uand la France et la consommation sont à l’arrêt, il est difficile de continuer à produire des tissus et des vêtements. Dès le 23 mars, l’Uit (Union des industries textiles) expliquait que « de plus en plus d’entreprises textiles » étaient « contraintes de fermer provisoirement en raison de ruptures d’approvisionnements, de difficultés de transport, d’activité en baisse chez eux ou chez leurs clients, ou faute de personnel ». Le 30 mars, plus de la moitié des 2.200 entreprises textiles du pays était à l’arrêt.
Yves Dubief, le président de l’Uit et Pdg de l’entreprise de tissage vosgienne Tenthorey, a ainsi mis 38 de ses 47 salariés au chômage partiel. Sa principale activité, la production d’écrus et tissus teints, est gelée par l’arrêt de la quasi-totalité des teinturiers de sa région. Des métrages conséquents d’écrus ont cependant été vendus à Boldoduc, qui vient d’obtenir une autorisation de mise sur le marché d’un masque triple couche. L’autre volet de l’activité de Tenthorey, la fabrication de sacs en tissus, est paralysée, car ces articles sont essentiellement destinés au secteur de l’événementiel.
Côté confectionneurs, Marc Pradal, le président de l’Ufimh (Union française des industries de la mode et de l’habillement) indique que, dès le 16 mars, plus de la moitié des ateliers existant (sur un parc d’environ 300), et la quasi-totalité, le 23 mars, avaient décidé d’arrêter leur activité avec leurs donneurs d’ordre habituels afin d’assurer «la sécurité de leur personnel ».
Parallèlement à ces arrêts, la mobilisation face à la pénurie de masques a été forte, en amont comme en aval. Très vite, le Csf (comité stratégique de filière) Mode et Luxe a mis sur pied un site dédié (https://www.csfmodeluxe-masques.com/). Il indique aux fabricants de matières et aux confectionneurs la procédure à suivre et les cahiers des charges pour fabriquer ces articles, avec des contraintes plus ou moins poussées. Les masques homologués, protégeant d’une contamination extérieure et destinés au personnel médical, sont encadrés par des règles très strictes alors que ceux protégeant autrui en bloquant l’émission de postillons répondent à moins d’exigences. L’Afnor (l’association française de normalisation) a d’ailleurs travaillé à marche forcée avec le Csf Mode et Luxe, les pôles Techtera, Euromatérials et l’Ifth (Institut français du textile habillement), sur une nouvelle norme intermédiaire de masque barrière en tissu réutilisable (après lavage à haute température). Ce qui représente un atout écologique indéniable, par rapport aux masques jetables, souligne Marc Pradal (Ufimh). Un référentiel a finalement été adopté le 27 mars «après un petit mois de concertations» alors que la mise au point d'une norme demande «un, voire deux ans».
La difficulté majeure de ce plan « SOS masques », selon Clarisse Reille, la directrice générale du Défi, est d’abord « le besoin de matières premières ». Le comité de développement et de promotion de l’habillement a lui-même activement relayé l’appel à la mobilisation via les réseaux sociaux.
Mobilisation massive
Le message a été reçu cinq sur cinq. L’Uit et ses relais régionaux, se sont fortement impliqués sur le sujet. Les organisations professionnelles assurent ainsi le lien entre les industriels, la Direction générale des entreprises (Dge), la direction générale de la santé (Dgs) et les préfectures de régions. Le 30 mars, plus de 130 entreprises de fabrication de tissus, fils ou élastiques et d’ennoblissement avaient proposé leurs services. « Une infime poignée (moins de cinq) est certes aujourd’hui capable de produire des masques protecteurs homologués. Mais plus d'une trentaine d’entreprises a déjà réussi à mettre des modèles contre les projections sur le marché », explique-t-on à l’Uit.
Volet complémentaire, les confectionneurs se sont aussi mobilisés massivement. Ils étaient plus de 200 le 30 mars à avoir répondu à l’appel du Csf. Marc Pradal a ainsi réaffecté dix de ses quinze salariés à la fabrication de masques, au sein de sa société Kiplay, jusqu’alors dédiée aux équipements de protection individuels (Epi) et au prêt-à-porter, et ce après avoir obtenu l’accord de report de livraison de ses clients.
Plusieurs marques, comme celles du groupe de lingerie CL (Chantal Thomass, Chantelle, Passionata), des spécialistes de la maille (Lacoste, Saint James, Petit Bateau), de la lingerie (Etam, Eminence) ou du linge de maison (Blanc des Vosges, Tradilinge), ont aussi reconverti leurs ateliers. Le 25 mars, la marque de mode responsable Noyoco avait déjà expédié 10.000 masques en coton lavables et réutilisables, à des cliniques. Pour financer la production des 10.000 suivants, elle a lancé une campagne solidaire sur Ulule.
Un acteur de la filière s’interroge cependant sur la durabilité de cette production française. «Plusieurs millions de masques commencent à arriver de Chine. La troisième semaine de mars, l’industrie chinoise tournait à 75% de ses capacités, voire sans doute plus dans le textile. Or, les entreprises françaises ne produisent chacune que quelques centaines, voire quelques milliers de masques. Je crains que cette activité ne puisse pas durer très longtemps. » Thierry Hayet, le Pdg du groupe Fursa (voir témoignage), n’est pas de cet avis. Il croit davantage à une certaine pérennité de cette nouvelle activité qu’à l’efficacité des mesures gouvernementales de soutien aux entreprises. « Il s’agit principalement de possibilités de décalage des échéances qu’il faudra bien finir par payer. Seules les entreprises qui vont perdre plus de 70% de leur chiffre d’affaires seront aidées massivement par les dispositifs BpiFrance. Tous ceux qui vont perdre 30%, 50% ne percevront aucune aide, ce qui va entraîner une vague de redressements judiciaires et de liquidations sans précédent. Il faut que le gouvernement abandonne les dettes sociales et fiscales qui seront repoussées, chaque fois qu’une entreprise sera en danger. »
Article du 30 mars 2020